J'avance sur deux pieds, comme pour marcher. Cela vous paraît évident (?) ; et bien , ça ne l'est pas. En effet, moi qui sais plutôt bien où je vais (mon projet est bien dessiné dans ma tête avant que je l'exécute sur la toile), je pourrais foncer tout droit, sans godiller, tout schuss.
Or, j'avance en dandinant comme un canard, ou comme un patineur ou un pagayeur (avec une pagaie double), un coup à gauche, un coup à droite, voire comme un voilier qui tire des bords. (Voilà des images plus ou moins flatteuses qui pourront me correspondre selon ma forme)
Quels sont ces deux pieds ? Ces paires de pieds, devrai-je dire, car elles sont plusieurs.
La première c'est lecture-écriture. J'alterne réflexion et action. Certains pourraient penser que je commence par dessiner, ou jeter de la couleur sur ma toile vierge. Je vois beaucoup d'artistes qui agissent ainsi, notamment pour l'abstrait. A la limite, ils pourraient peindre les yeux fermés, car, ce n'est qu'après qu'ils regardent ce que cela donne. Personnellement, je procède exactement dans l'autre sens : je regarde d'abord. J'ai sûrement l'air d'un fou quand je regarde ma toile vierge, avant mon premier coup de pinceau. J'évalue d'abord son format, ses dimensions, ses proportions ; je rentre dans l'espace de la toile. (J'ai choisi le format en fonction de mon projet). Je mets en place, mentalement, mes premiers pas. Je ne suis pas le seul à agir ainsi. Je fais comme de la varappe. Je regarde d'abord où je vais mettre les pieds, où je vais trouver des prises ; après, j'exécute le geste.
Autre couple d'outils pour avancer : j'enrichis et je simplifie. J'alterne ces deux procédés pour avancer. Mais attention : simplifier ne signifie pas effacer les surfaces trop compliquées au profit d'aplats. Richesse et simplicité, je veux les deux, mais pas de la même façon. Je veux une composition simple pour la vue lointaine, globale, qui se lise en un dixième de seconde. Je veux réserver la richesse de mille nuances uniquement à la vue très proche, donc dans les détails.
Si je remplace les couleurs par les lettres de l'alphabet, je dirais qu'un tableau qui possèderait toutes les lettres, de A à Z, chacune en quantité égale, risquerait d'être un tableau chaotique qui manquerait de simplicité. (Mais c'est possible de faire cela : un dessin de Sempé par exemple pourrait correspondre à cette image). Inversement, si je peins un tableau avec quatre couleurs C, H, O, U sans autre nuances, j'aurais une composition simple. (C'est possible aussi si les couleurs et les formes sont intéressantes : voir par exemple les formes découpées du vieux Matisse). Personnellement, je cherche plutôt des compositions de type : BCD, GHI, NOP, TUV c'est-à-dire avec une simplicité générale, et de la richesse dans le détail.
Avec mon illustration alphabétique, on pourrait croire que mes couleurs sont enrichis de nuances voisines, mon rouge serait composé de plusieurs rouges voisins. C'est vrai pour les grandes surfaces ; mais cela n'interdit pas d'enrichir le rouge avec du jaune, du bleu, du vert, mais en petites quantités.
J'avance donc mon tableau en alternant : j'enrichis, je simplifie, j'enrichis, je simplifie…. Cette richesse est obtenue par la variation des nuances, mais aussi beaucoup par la texture.
Souvent, dans mes tableaux qui paraissent abstraits au premier coup d'œil, j'insère des éléments figuratifs. Je pourrais dire que j'alterne aussi entre rendre ces éléments plus présents, ou au contraire plus discrets. Mais cette alternance n'est pas un moteur pour avancer ; cela correspondrait plutôt à une hésitation, pour trouver le bon équilibre.
A propos d'équilibre, un autre couple de pas, un coup à gauche, un coup à droite, c'est équilibre-déséquilibre. J'avance dans ma toile ainsi. Ma composition est équilibrée, j'ajoute un élément perturbateur pour la déséquilibrer, puis je rééquilibre. Etc. Vous penserez peut-être que quand mon tableau est terminé, celui-ci doit être équilibré. Je ne suis pas de cet avis. Terminer ma marche par une position de garde-à-vous, pieds joints, serait beaucoup trop statique, voire ennuyeux. Je préfère donc finir sur un déséquilibre, plus dynamique.
Et vous, comment avancez-vous ?
0 Comment
Make a comment