Shelley Aebi : du réel à la métamorphose
Fillette et adolescente, Shelley Aebi observe son père, photographe amateur. Elle est fascinée par la transposition du réel au papier. Elle prend goût à cette technique qui, ne nous y trompons pas, n’est pas à la portée de chacun : créer un univers personnel à partir d’une personne, d’un objet, d’un décor exige un état intérieur auquel la technologie et les meilleurs appareils photo ne sauraient donner vie. Aujourd’hui, tout le monde y va de sa petite image. Les réseaux sociaux débordent de clichés (au propre et au figuré). Parmi ces débordements qui assaillent et fatiguent notre attention, poussée à la répulsion, quelques élus émergent, les artistes de la boîte noire.
Shelley Aebi fait partie de ces privilégiés, dont le regard capte l’angle mort aux yeux des profanes. Que voient-ils, ces privilégiés ? Et comment traduisent-ils, techniquement parlant, cette obscure réalité pour lui rendre sur papier ou sur écran leur mystère caché ? C’est tout le mystère de la création.
Pour l’artiste suisse (elle vit en France), regarder le monde et le fixer sur un support l’a vite ennuyée. Elle voulait chambouler le réel, le truquer selon ses humeurs, le métamorphoser pour lui insuffler une existence unique. Aussitôt pensé, elle s’est mise à étudier les diverses possibilités de la création numérique, celle-ci devenant rapidement une passion, le bol d’air qui titille les neurones et apaise l’âme, laquelle a parfois du mal à se faire comprendre de son humain.
Bien que très habitée par la mythologie des univers fantastiques, qui domine ses montages, Shelley Aebi est également une amoureuse de la nature et des animaux qu’elle observe et fixe dans des poses qui rendent hommage à la faune. Que ce soit une buse, Gina sa chienne, un oiseau, une coccinelle, une araignée, la photo se mue en œuvre d’art. Elle n’oublie pas la flore, les forêts, les pétales de fleurs, les rochers, la mer, notre éternelle matrice. Elle entretient avec l’eau une relation très attachante, jouant, par exemple, avec les gouttes de rosée comme avec de précieux bijoux.
Elle porte également un amour particulier aux lieux abandonnés, fussent-ils un immeuble perdu dans la ville, un coin de maison, une fenêtre brisée, un balcon décati. Ces lieux qui, muets, murmurent des histoires oubliées, gommées par le temps. Que la photographe se balade à Nice ou au Portugal, partout une identique nostalgie la guide et lui permet de ressusciter un passé que le spectateur se prend à imaginer.
Les objets l’inspirent de la même manière. Shelley Aebi les aime particulièrement quand leur aspect vieilli, abîmé, usé, témoigne de l’histoire qui a coulé sur eux. Poupées anciennes, trésors de brocante, bibelot destiné à la voyance, fauteuil de théâtre, un rien se mue en tableau, nature morte figée à jamais dans une esthétique ultra léchée.
Et enfin, les femmes et les chats de l’artiste. Elles sont plusieurs à poser pour elle, qui d’ailleurs s’adonne à l’autoportrait avec une imagination turbulente, illimitée et sans cesse renouvelée. Si Shelley Aebi tire parfois des portraits réalistes destinés à la presse ou pour des livres, elle se laisse le plus souvent embarquer par les plus sinistres ou les plus lyriques des maquillages, et les effets spéciaux les plus excentriques. Entre science-fiction, fantastique, cauchemar et rêverie, l’artiste crée ainsi des univers gore, tendres ou délicats. Quant aux félins, elle les traite comme les femmes, en les grimant pour des scènes du genre rock’n roll, petits félins venus d’ailleurs.
Elle est l’artiste par excellence de la poésie dans tous ses états, décalée, sculpturale et un brin tourmentée.